Quatrième de couverture

Marion a disparu. Elle n'a que quatorze ans, et tout son entourage s'accorde à la voir comme une fille équilibrée. Personne n'arrive à croire à l'hypothèse de la fugue.
Pourtant, on retrouve Marion dans un commissariat, épinglée pour un vol à la tire, et obligée de faire de terribles révélations à une psychologue de la police. Elle s'est fait enrôler volontairement dans une tournante... mais les séances consenties se sont peu à peu transformées en viols.
Quels abîmes les aveux de Marion vont-ils ouvrir autour d'elle? Pour le lycée parisien qu'elle fréquente, pour ses parents, pour certaines de ses amies déjà gravement exposées dans la tournante? Pourquoi ne peut-elle pas dénoncer les coupables?
Ce sont les voix alternées des proches qui déroulent le fil des événements. D'un témoignage à l'autre, le personnage central de Marion se dessine, ambivalent, attachant et inquiétant à la fois. De même se dévoile progressivement une situation de plus en plus périlleuse et intrigante.

Élisa Brune s'est emparée d'une réalité sociale alarmante, liée au nouveau machisme des garçons et à la quadrature du cercle imposée aux filles, entre modernité et soumission... Par une construction romanesque d'un classicisme éprouvé, les récits des différents personnages se ramifient en un labyrinthe, où le lecteur lui-même se sent piégé. Son regard en sera transformé sur les adolescents et leur sexualité.  

Extraits de presse

Elisa Brune s'empare d'un fait divers – une affaire de viols à répétition – dont elle cherche à cerner les causes, autant que le sens plus général qui peut s'en dégager. Son écriture ne se situe pas du côté de la morale, ne cherche pas à édifier. Froidement, chirurgicalement, avec un inlassable acharnement, la romancière décortique le petit fouillis des vies personnelles et le grand désordre qui les abrite. Dans un livre dévastateur, d'une implacable lucidité.

Jean-Claude Lebrun – L'Humanité – 25/10/2001

 

 

 

Elisa Brune nous plonge dans un univers glauque et sordide où des lycéennes se livrent, ou sont livrées, à des garçons désireux de satisfaire collectivement leur libido. Et gare à qui veut y échapper. Ses héroïnes l'apprendront à leurs dépens au terme de ce livre plutôt bien troussé.

Patrick Girard – Marianne – 27/08/2001

 

L'ensemble ressemble à une sérieuse enquête de journaliste, ou à un recueil de nouvelles abordant un thème commun. L'auteur sait varier les styles en fonction des personnages qu'elle fait parler. On ne verse jamais dans le scabreux, mais on comprend mieux les différences d'interprétation qui surviennent lorsque plusieurs acteurs parlent d'un même événement. Un livre subtil et intéressant.

Jérôme Béglé – Le Figaro Littéraire – 15/11/2001

 

Elisa Brune entre de plain-pied dans le registre du roman reportage. Ce courant nouveau, dont Houellebecq est l'un des meneurs à sa manière, contrebalance l'excès de complaisance égocentrique qui contamine une bonne part du roman français d'aujourd'hui. Elisa Brune, à la différence de Houellebecq, ne se permet pas de commentaire. Elle donne la parole au maximum d'intervenants, accumule les témoignages, cite même des extraits de presse tels quels. Cela donne un roman choral sur l'un des aspects les plus plus glauques des moeurs d'aujourd'hui.

Jacques De Decker – Le Soir – 29/08/2001

 

Une des subtilités du livre consiste à se présenter lui-même comme une « tournante », où une vingtaine de personnes, liées de quelque façon au drame vécu par la jeune Marion, interviennent tour à tour. 

Toutefois, il ne s'agit pas d'un document, même si le récit est « terriblement » instructif, mais bien d'un roman où la finesse psychologique, le regard acéré ainsi que la subtilité de la construction créent cet univers en trois dimensions où la perception sensible et multiple transcende tous les artifices de la démonstration. Mais, bien entendu, rien n'empêche qu'un vrai roman soit aussi ce cri dérangeant de qui n'écrit pas pour passer le temps.

Ghislain Cotton – Le Vif / L'Express – 07/09/2001

 

Elisa Brune s'interroge sur le recul des rapports entre hommes et femmes. Le roman met un soin tout particulier à épingler les salauds quelle que soit leur origine et à ne commettre aucun amalgame. Cette chronique d'un désastre s'emploie à soulever toutes les questions, tous les désarrois des générations confondues face au vide d'idéal fondateur qui voit l'humanité reculer et laisser place à la sauvagerie.

Sophie Creuz – L'Echo – septembre 2001

 

Elisa Brune entend ne pas écrire pour ne rien dire. Elle dit donc, fustigeant d'un regard acéré et impitoyable les inconséquences, les dérives et les atrocités d'un monde qui n'a plus guère de références au Bien ou au Mal. Son roman est sûrement nécessaire. Il ouvre avec détermination et audace un débat urgent. 

Monique Verdussen – La Libre Belgique – 10/10/2001

 

Ce roman est le premier à pointer du doigt le procédé des tournantes et nous amène à réfléchir à la représentation que nos ados se font du sexe, de la femme et, par extension, de l'amour.

Marie-Claire – décembre 2001

 

Premières pages

Quand Iris m’a appelé au bureau pour me prévenir que Marion se trouvait dans un commissariat de police, j’ai éprouvé comme jamais ce que peut signifier le mot soulagement. C’était le poids du monde entier qu’on ôtait de mes épaules. Depuis deux jours, nous vivions écrasés par l’angoisse affolante de la catastrophe déjà survenue mais pas encore annoncée. Deux jours d’absence sans la moindre nouvelle, c’était un cauchemar auquel nous n’étions aucunement préparés. Marion nous informait toujours de ses allées et venues, elle demandait la permission avant de sortir le soir ou d’aller dormir chez une copine. Quand une fille comme elle disparaît, on pense moins à la fugue qu’à l’accident, au rapt, au viol ou au meurtre. Belle comme elle est, en plus, il y a toujours quarante regards sur elle.

Dans la soirée de mardi, comme elle ne rentrait pas, nous avons appelé toutes ses amies qui nous ont dit l’avoir vue partir vers la station de métro après les cours, comme d’habitude. Ensuite, nous avons fait le tour des hôpitaux et des commissariats du nord de Paris, sans succès. On ne pouvait que promettre de nous appeler sans faute si on la retrouvait. Le matin, nous avons téléphoné au lycée pour le cas improbable où Marion s’y serait présentée. Mais bien sûr sa place est restée vide et personne n’avait rien remarqué de spécial dans son comportement de la veille.

Je suis parti au bureau mercredi sans avoir dormi de la nuit et j’ai assisté à ce scandale écœurant : la vie continuait comme si de rien n’était. Ma fille avait disparu, son lit était intact, sa brosse à dents toute sèche, et rien n’en paraissait modifié. Les collègues bavardaient, les secrétaires encodaient, les circulaires circulaient. Bien que physiquement présent, je me sentais éjecté à cent mille années-lumière de cette agitation qui bourdonnait imperturbablement autour de moi. Parcourir le courrier, mettre à jour les commandes, réceptionner les brochures, toutes ces tâches me semblaient aussi absurdes et douloureuses que de regarder Le Lac des cygnes quand on est terrassé par une rage de dents.

Le soir, j’ai retrouvé Iris anéantie comme moi, après une journée passée en vain à côté du téléphone, à attendre anxieusement la moindre nouvelle. Je m’étais moi-même interdit de l’appeler pour éviter de lui donner un faux espoir. Il était convenu que seul celui qui disposerait d’un élément neuf joindrait l’autre. Il me brûlait pourtant de parler avec elle pour avoir ne fût-ce que l’illusion de me consacrer au seul sujet qui m’occupait l’esprit tandis que j’accomplissais mécaniquement les gestes de ma profession. Réunis maintenant à côté du téléphone, nous ne savions comment faire pour trouver la force d’affronter cette deuxième soirée sans nouvelles de Marion. La présence de Thomas, heureusement, nous obligeait à conserver un semblant de sang-froid. Ses devoirs et le repas nous retenaient de sombrer dans la panique pure et simple, mais comme des funambules - excessivement conscients du vide.

Lorsque le soir un enfant tarde à rentrer, il est bien sûr impossible de ne pas penser au pire, mais furtivement, comme pour conjurer le sort, et tout en sachant qu’il reste neuf chances sur dix pour que le retard trouve une explication anodine. Je me suis toujours élevé contre les effrois d’Iris dès que l’un ou l’autre n’était pas rentré au bercail à l’heure habituelle. Stop à la tyrannie de l’inquiétude irraisonnée. Laissons à la vie l’indispensable marge de flou qui lui permet de se développer et de se montrer intéressante. Mais, quand la nuit s’achève et que l’enfant n’est pas rentré, quand on a guetté si longtemps le bruit de la clé dans la serrure que l’on ne peut plus sérieusement y croire, quand il n’est plus possible d’imaginer une seule cause bénigne, l’inquiétude creuse un gouffre dont je hais encore la profondeur. Je ne connais rien de pire, dans la douleur, que l’incertitude – se sentir comme ces épouses qui espèrent encore alors que les marins sont noyés. Pendant deux jours, je n’ai pas seulement craint de perdre ma fille, je l’ai perdue pour de bon, et sans savoir comment. 

À dix heures du soir, n’y tenant plus, j’ai dit à Iris que je retournais voir dans les hôpitaux et les commissariats, les mêmes que la veille et encore d’autres. Qui sait, si jamais on l’avait amenée inconsciente, sans papiers, ou si notre appel d’hier n’avait pas été correctement transmis ou enregistré - et puis j’avais besoin de me tenir en mouvement pour dominer la douleur.

Au cours de ma tournée, je n’ai récolté que dénégations désolées et paroles de réconfort. Il s’agissait plus que probablement d’une fugue, m’assurait-on. Les adolescentes sont coutumières du fait. Possible, pensais-je, mais pas Marion. Pourquoi aurait-elle eu besoin de fuguer ? C’est une fille affirmée et épanouie, que nous n’avons jamais bridée, qui s’entend avec nous à merveille, une très bonne élève, qui a beaucoup d’amis, enfin qui fuguerait quand tout va pour le mieux ? On ne sait jamais, m’a dit une infirmière, elles peuvent avoir des secrets, des chagrins d’amour, des drames dont elles ne parlent à personne. Je ne suis pas du tout convaincu. Marion nous raconte tout ce qu’elle a sur le cœur. Elle n’aurait jamais passé sous silence un problème important. Cette infirmière est certainement habituée aux familles où l’on ne communique pas (le modèle courant, hélas), aux parents qui jugent tout ce que font ou disent leurs enfants, les amenant à dissimuler jusqu’à leurs sorties et leurs lectures. Chez nous, il n’y a jamais rien eu de tout ça. Marion et Thomas sont respectés pour ce qu’ils sont. Jamais ils n’ont eu à souffrir de ce sentiment d’humiliation qui empoisonne tant les enfances. De ces regards méprisants, de ces décrets tranchants issus de l’autorité supérieure. Même dans leurs faiblesses et leurs maladresses, ils savent que nous leur restons fidèles, que nous avons confiance en eux. « Tu feras mieux la prochaine fois » est la phrase la plus dure qu’ils aient jamais entendue de notre part. Alors supposer qu’ils vivent des drames cachés, je crois que c’est une hypothèse en l’air.

Je suis rentré épuisé vers trois heures du matin. Après ces heures qui avaient tourné sans qu’on puisse me joindre, j’espérais me voir récompensé par une nouvelle qui mettrait fin à ce cauchemar. L’espoir a été torpillé dès que j’ai aperçu Iris allongée sur le canapé du salon, les yeux grands ouverts et le regard comme concentré sur le vide. Elle était déjà engagée très loin dans le chagrin.

Je me suis refusé à la suivre. Il n’était pas question de se rendre aussi facilement. J’ai proposé de nous mettre en rapport dès le lendemain avec des organisations spécialisées dans la recherche d’enfants disparus, et de réaliser nous-mêmes des affiches à placarder sur tout le trajet entre l’appartement et le lycée. Iris a approuvé faiblement, mais sans sortir de cette torpeur stupéfaite que je voyais comme une résignation au malheur. Malgré mon affolement total (j’étais incapable de concentrer une seule pensée ailleurs que sur Marion), je voulais diriger mes forces vers une action, même inutile, même absurde, plutôt que de subir une attente qui me rendait fou. Et l’abattement d’Iris était un motif d’agitation supplémentaire, car il semblait que, dans le raz-de-marée qui venait de nous submerger, elle avait disparu autant que sa fille. Nous sommes allés nous coucher tout habillés. Combien de temps faudrait-il avant de reprendre nos habitudes et de nous comporter, à l’image du reste du monde, comme si de rien n’était ? J’ai chassé cette pensée et j’ai sombré dans une inconscience qui apportait le seul adoucissement imaginable en la circonstance.

Comme je comprends, après avoir traversé cette épreuve, tous ceux qui, par la drogue, la maladie mentale ou le suicide, tentent d’échapper à l’insupportable ! Sacrifier sa raison ou sa vie plutôt que de porter la douleur, ce n’est plus un choix que je condamne. Surtout quand je repense au poignard qui m’a transpercé le cerveau, au moment du réveil, lorsque j’ai réalisé que je sortais du sommeil pour replonger dans un cauchemar atroce. J’ai vraiment souhaité de toutes mes forces revenir aux limbes de l’inconscience. Oublier à tout jamais que je n’avais plus de fille, plus de joie, plus de raison de vivre.