Ce pourrait être du développement personnel, mais qui s’appuie sur la science et la littérature. L’ouvrage d’Elisa Brune et Paul Qwest, Nos Vies comme événement, se revendique «choral». Il prône l’originalité et se l’applique dans son format : après une question directrice qui ressemble à un sujet de dissertation de philosophie,- «Que savons-nous de notre ignorance ?», «Pourquoi faire apparaître ce qui n’est pas encore là ?» ou «Se reconnaît-on aussi ailleurs qu’en nous-mêmes ?» - l’article commence par un fait, une anecdote, ou une explication scientifique concrète avant de glisser progressivement vers l’artistique et se conclure sur une pointe de lyrisme.

Les deux auteurs cèdent ensuite la place et recueillent des citations de différents penseurs, en rapport avec ce qu’ils ont énoncé auparavant, pour faire des «ponts» entre leurs réflexions personnelles et des fragments de textes autres qui y font écho, afin de mettre en mouvement pensées et langages. Au menu, un large choix de personnalités (écrivains et philosophes) même si reviennent souvent les noms de Barrico, Proust, Kafka, Pessoa, Nietzsche, Beckett ou Wittgenstein.

«Bouffe»

Le but est de faire usage des différents savoirs qui gravitent autour de nous - astronomie, neurologie, géométrie, linguistique, histoire - pour mieux envisager ce qu’on est, l’identité d’une personne, ce qu’on crée, et réfléchir aux «événements», ceux qui rythment nos vies et nous façonnent, et ceux de l’histoire, à l’échelle globale.

Tout cela ne cherche en aucun cas à assommer le lecteur. L’alternance entre la prose et cette anthologie fragmentaire rend même l’ensemble assez léger. Surtout que le vocabulaire ne se veut jamais jargonneux : on peut lire «une bouffe entre potes» pour parler de la Cène revisitée par Véronèse ou l’expression «mettre le bordel dans les esprits» à propos des Demoiselles d’Avignon de Picasso. Les auteurs cherchent plutôt à donner des clés pour penser et pour inventer. Le «Ose savoir» d’Horace en accroche reste l’idée conductrice de l’ouvrage qui revendique la liberté et l’indépendance, le détachement des barrières préconçues - «Combien d’idées reçues reste-t-il à renverser ?» - pour laisser place au hasard et à l’inconnu.

Les questions denses intellectuellement sont rafraîchies et donnent parfois à sourire : saviez-vous que le canari oublie chaque année ses chants du printemps car les garder en mémoire alourdirait son cerveau et l’empêcherait de voler ? On apprend que, sérieusement, c’est le base-ball qui nous distingue des grands singes. La force gagnée dans les épaules grâce à la bipédie nous permet de frapper (pas seulement des balles) et d’acquérir le statut de chasseur.

«Souffle»

Il y a une histoire derrière ce projet. Un hasard dans la vie d’Elisa Brune est devenu événement : l’indigestion d’une mousse au chocolat pose un diagnostic. Il ne lui reste plus que quelques années à vivre. L’essayiste qui a écrit des ouvrages déterminants sur le plaisir féminin est décédée en 2018. Elle a voulu avant sa disparition ajouter avec son ami une dernière pierre à l’édifice. Paul Qwest lui dédie naturellement ce livre qui existe grâce à son «souffle décoiffant». Comment ne pas comprendre l’insistance sur l’idée d’accepter le mystère et l’incompréhensible ? Un article sur la fragilité conclut : «Le fondement, c’est qu’il n’y a pas de fondement et cela rend le néant habitable.» Le texte devient un hommage.

Louise Bernard

Élisa Brune et Paul Qwest Nos Vies comme événement. Ce que l’art et la science transforment en nous Odile Jacob, 480 pp., 22,90 €.