Vénus mais presque
Nouvelle publiée dans Louvain, revue de l'université catholique de Louvain
Guillaume Le Gentil n'avait jamais pris la mer lorsqu'il s'embarqua pour plusieurs mois dans l'espoir de mesurer l'univers. L'astronome devait atteindre Pondichéry pour observer avec des
instruments dernier cri le transit de Vénus devant le Soleil, un événement capital, même s'il passerait inaperçu pour l'immense majorité des mortels. D'autres émissaires de l'académie des
sciences de Paris étaient partis dans d'autres directions, qui en Sibérie, qui au Canada, qui en Afrique. La conjonction de toutes ces observations allait permettre de fixer une fois pour toutes
la distance du Soleil, c'est-à-dire rien de moins que la taille du monde. La science en tressautait d'impatience.
Quand la planète Vénus passe – visible petit point noir – devant le disque du Soleil, cela signifie que le Soleil, Vénus et la Terre sont alignés, vous en conviendrez. Mais le Soleil est un sacré
morceau. Vénus met plusieurs heures pour passer d'un bord à l'autre. De plus, l'événement ne commence pas exactement au même moment selon que vous l'observez de Paris ou de Mexico. Les décalages
temporels permettent, par une jonglerie géométrique qui nous dépasse vous et moi – sauf à y consacrer l'après-midi - de déduire exactement la distance du Soleil, pour peu qu'on puisse les mesurer
avec une précision suffisante. En 1760, c'est devenu chose possible. Les savants sont équipés d'horloges et d'instruments respectables, Vénus n'a qu'à bien se tenir. Il faut saisir l'occasion,
car elle est rare: les trois corps célestes s'aligneront deux fois, à huit ans d'intervalle, puis Vénus gardera ses distances pendant plus d'un siècle avant de revenir chatouiller le disque
jaune. Plus d'un siècle avant qu'une telle mesure puisse être entreprise à nouveau. Tout le monde sur le pont!
Le vaisseau de guerre Berryer partit de La Rochelle en juin 1760 en direction de l'Île de France (Maurice), tout équipé pour combattre l'Anglais – la guerre entre les deux grandes puissances
faisait rage depuis trois ans -, et les trois mois et demi de traversée furent riches en alertes et détours calculés pour éviter les eaux mal fréquentées. Le Gentil mit ce début de voyage à
profit pour affûter ses méthodes de calcul ainsi qu'un projet de tour du monde qui ne manquerait pas de le rendre célèbre - aucun Français n'ayant encore accompli cet exploit. Il avait le pied
marin et s'entendait bien avec les gens d'équipage. S'il échappait aux naufrages, aux guerres, aux pirates, aux cannibales, aux bêtes féroces, au scorbut et autres fièvres putrides, la victoire
serait facile. Après le passage de Vénus, il se rendrait à Manille, embarquerait pour le Mexique via le Pacifique, puis n'aurait plus qu'à se laisser glisser sur les traces du grand Christophe en
direction du Vieux Monde. Il rapporterait des moissons de plantes exotiques, de minerais précieux, ainsi que des observations judicieuses sur la philosophie naturelle pratiquée par les tribus
sauvages croisées en route.
A Port-Louis, Le Gentil apprend que les possessions françaises en Inde sont assiégées par l'ennemi. Pire encore, Paris refuse d'envoyer des renforts à l'Est quand l'Amérique lui file déjà entre
les doigts. Tous les navires resteront à l'île de France et à la Réunion. Il paraît donc peu probable, pour ne pas dire impossible, de trouver un transport vers les rivages de l'Inde. Tous les
jours Le Gentil espère, cherche, interroge, tous les jours il rentre déçu. Au bout de trois mois d'attente, il tombe malade, d'une de ces maladies dégoûtantes qui vous vident de tout, matière et
dignité. Il aurait probablement succombé au traitement du médecin officiel de la colonie si un vieil esclave nègre, sorcier de son état, n'avait accepté de se pencher favorablement sur son
cas.
En février, un nouvel ordre arrive de France, volte-face du précédent: il faut courir exhorter Pondichéry à résister jusqu'à ce que les secours arrivent d'Amérique, où toutes les colonies sont
tombées aux mains des Anglais. Les Indes doivent tenir, sinon c'en est fini de l'empire français. Le Gentil saute à pieds joints dans le bateau émissaire, la Sylphide, qui n'appareille, à son
grand dam, que trois semaines plus tard. Mais on est toujours dans les temps. En tablant sur trois mois de voyage, il lui restera trois semaines pour installer et tester ses instruments. C'est
sans compter le caractère de cochon du capitaine, qui fait une halte d'une semaine à La Réunion, on se demande pourquoi, puis prétend virer vers le nord et se fait repousser vers l'Arabie, où il
se retrouve immobilisé sans vent, l'air idiot. Le Gentil pleure de rage. L'espoir revient quand les vents se mettent à l'Est. A la fin du mois de mai, on est en vue de la côte de Malabar. Le
passage de Vénus ayant lieu le 6 juin, il n'y a plus une minute à perdre.
C'est alors qu'une embarcation musulmane s'approcha pour donner les nouvelles: tous les comptoirs français étaient tombés aux mains des Anglais, il fallait fuir au plus vite. Le Gentil voulut
débarquer quand même, seul et n'importe où, avec son matériel. Le capitaine se gaussa. L'heure n'était plus à taquiner les étoiles. Quand Le Gentil tonna et gronda pour obtenir satisfaction, le
cuistre l'accusa de vouloir passer à l'ennemi et vendre bien cher tout ce qu'il savait sur la flotte française. Le Gentil s'étrangla de fureur. Ces deux-là étaient mûrs pour un duel en bonne et
due forme. Par sur le pont toutefois – trop instable -, il faudrait attendre le retour à Port-Louis pour se trucider de pied ferme.
Le 6 juin, comme prévu, un point noir apparut devant le Soleil. Ballotté sur une mer agitée, Le Gentil ne put que pester des deux poings et des deux pieds, toute mesure impossible, le télescope
en plein roulis.
De retour à Port-Louis, Le Gentil, recuit de frustration, n'eut même pas l'occasion d'occire le capitaine pour se rétablir l'humeur, celui-ci avait été rétrogradé et rapatrié dès leur arrivée. Il
ne lui restait qu'un seul moyen d'atténuer l'échec cuisant – et ce moyen c'était d'attendre le prochain passage de Vénus. Dans huit ans. Huit ans d'exil, mais pour rentrer la tête haute, avec des
mesures impeccables. C'était décidé. Le Gentil allait s'incruster dans les parages, et ainsi le prochain rendez-vous ne pourrait plus lui échapper. Tout, plutôt que de rentrer les mains
vides.
Là-dessus, Le Gentil tombe malade, de fièvres et coliques violentes, comme l'année précédente, et prend son mal en patience. Vaguement guéri, il se met à explorer les côtes et l'intérieur de
Madagascar, établissant des relevés, collectionnant des échantillons, étudiant la géographie, l'hydrographie, les courants, le climat, la faune, la flore, le sous-sol, ainsi que les coutumes et
le gouvernement des nombreuses tribus locales, et contractant une maladie des yeux à cause d'un repas de boeuf avarié. Au bout de quatre ans, alors que ses collègues à Paris le croient perdu pour
la science, et reconverti au commerce, si ce n'est à la piraterie, il envoie un rapport sur ses travaux ainsi que ses projets pour le transit de Vénus de 1769. Il veut aller l'observer à Manille
ou dans les îles Marianne, deux territoires espagnols, pour bénéficier d'un soleil plus haut dans le ciel au moment du passage. Et c'est avec trois ans et demi d'avance, après une énième attaque
de dysenterie, qu'il songe à mettre le cap vers l'Est, on n'est jamais trop sûr. Déjà, il met six mois à négocier un passage sur un navire espagnol. Les tractations internationales sont rarement
faciles, mais si on doit compter sur les navires français, on n'ira nulle part. Enfin en route sur le Bueno Consejo, l'infatigable savant se remet aux calculs de navigation, il étudie le régime
des moussons et les courant marins. Après trois mois de voyage, dont une semaine de violente tempête qui met tout l'équipage en pleurs et en prières, le bateau accoste aux Philippines. Accueilli
par un gouverneur soupçonneux qui le met à la fouille, Le Gentil conçoit aussitôt le projet de tourner bride. Mieux vaut ne pas être étranger dans les parages, lui confirment les rumeurs du port.
Il tente d'embarquer sur un petit trois-mâts en partance pour les Marianne mais les bons tampons refusent d'arriver sur les bons papiers. Et tant mieux, finalement, car le navire fait naufrage
quelques jours plus tard.
A Paris, on murmurait maintenant que Le Gentil s'était mis à la solde des Espagnols. En réalité, il était tombé sous la coupe d'un pénible tyranneau local. Paranoïaque et mégalomane, le
gouverneur don José Raon voyait des complots partout, y compris dans les étoiles. Après plusieurs accidents inexplicables dont il réchappa miraculeusement, Le Gentil ne pensait plus qu'à
embarquer dans le premier navire en partance vers l'Est. Mais les papiers traînaient plus que jamais. On trouvait bizarre sa tendance à persister en terre espagnole. On préféra le renvoyer à
Pondichéry, entre-temps restitué aux Français, où il pourrait observer tout ce qu'il voudrait. La mort dans l'âme, Le Gentil rebroussa chemin et débarqua à Pondichéry en mars 1767, quatorze mois
avant le deuxième passage de Vénus.
Beaucoup mieux accueilli en terre française que chez les Espagnols, Le Gentil se lança dans une année de nouveaux travaux en tous genre. Il étudia l'astronomie des prêtres brahmanes et des
Tamouls, s'occupa d'hydrographie et de manufactures de tissus, oublia de donner de ses nouvelles en France – où l'on finit par le tenir pour mort et redistribuer ses biens, son poste et son
appartement. Enfin, la date approcha. Durant tout le mois de mai 1769, le ciel resta d'un bleu limpide. La nuit du 3 au 4 juin fut, elle aussi, parfaite, et le Soleil se leva sur une journée
historique. Loin des quelques nuages furtifs qui s'étiraient vers le nord. Pas de quoi s'inquiéter. A six heures, un vent violent se leva brusquement. Des tourbillons de sable envahirent
l'atmosphère. Le Gentil couvrit en hâte ses instruments. Puis la tornade cessa, mais le ciel resta tout barbouillé de nuages. A sept heures moins trois, Vénus commença à passer devant le Soleil.
Dans la lunette, Le Gentil ne distinguait rien, ni le point noir, ni le disque solaire. Ni maintenant, ni plus tard. Quatre heures entières à ne rien voir. Ainsi se soldèrent tant d'attentes et
de sacrifices. Dix années de pérégrinations, de maladies, de solitude, d'épreuves physiques et administratives, d'accidents divers, tout cela pour être le spectateur désespéré d'un gros nuage
bovin. Le lendemain, comme tous les jours suivants, le temps fut à nouveau magnifique.
Le Gentil ne fut donc pour rien dans les calculs qui, fondés sur les mesures prises par d'autres astronomes moins malchanceux, permirent de fixer la distance de la Terre au Soleil à 37 millions
de lieues, soit 164 millions de kilomètres.
Ce n'était pas loin du tout des 150 millions de kilomètres mesurés actuellement.
Cela n'avait rien à voir, en revanche, avec la taille de l'univers, étendue infiniment plus vaste dans laquelle le système solaire tout entier n'est qu'une poussière insignifiante. Mais d'autres
générations de savants intrépides se chargeraient d'en faire la découverte.